Témoignage de Marie-Françoise Ingels
Professeur d'éducation physique et de danse, psychomotricienne.
Et si nous dansions dans notre tête ?
Marie-Françoise a été professeur d’éducation physique dans l’enseignement secondaire, à la Ville de Bruxelles. Elle a ensuite enseigné à l’Ecole normale, dans la section d’éducation physique et dans la section maternelle. Elle est spécialisée en danse, mais a aussi une formation de psychomotricienne. Il y a quelques années, elle a fait une formation en gestion mentale, qui lui a bien servi dans son enseignement. Elle commence actuellement une carrière de proviseur, ce qui explique qu’elle parle parfois à l’imparfait des expériences pédagogiques qu’elle a faites.
Comment Marie-Françoise crée-t-elle une séquence de danse?
Selon elle, le processus créatif se passe à la fois dans la tête et dans le corps. Le plus difficile est de trouver le premier mouvement : « mais dès qu’il y avait le mouvement de départ, comme pour une poésie, le mouvement suivant s’enchaînait. C’est le fait qu’on se trouve dans une position qui induit la position suivante. J’en ai pris beaucoup plus conscience après avoir fait de la gestion mentale. Je fonctionnais déjà comme ça, mais je n’en avais pas pris conscience. »
Quand elle écoute la musique avec le projet de créer un enchaînement de pas, ce qui déclenche ce premier mouvement, c’est soit une analyse de rythme - ou tout au moins une impression de rythme - soit une émotion. Aux élèves débutants, elle conseille de procéder systématiquement à cette analyse : « on leur demande d’écouter la musique et de la structurer en phrases musicales et de compter les temps - en général, c’est en huit temps - et les blocs de huit temps. On passe par le rationnel : il faut se dire : « Dans ce bloc-là, je dois trouver huit temps. » Pour ceux qui ont peu de bagage, c’est rassurant. »
Elle, en tant qu’expert, n’a pas nécessairement besoin de cette décomposition : son expérience lui a fourni des acquis qui lui permettent bien souvent de travailler à partir « d’une impression très intuitive » « Une fois que c’est parti, c’est vraiment comme un texte qui se déroule, ça vient naturellement, un mouvement en induisant un autre et on est en train d’en créer un et l’autre vient déjà dans sa tête. »
C’est un ressenti de mouvement « presque un besoin » qui anticipe de peu les mouvements corporels. Marie-Françoise dit que le mécanisme d’anticipation mis en évidence lors de sa formation en gestion mentale l’a beaucoup fait réfléchir. Elle le trouve « très spécifique à la danse. Aussi à la mémorisation dans la danse : tu ne sais pas danser si tu n’anticipes pas le mouvement suivant. Tu es en train de danser, mais tu es déjà dans le temps suivant. »
Comment Marie-Françoise mémorise-t-elle les pas créés?
Elle prend des repères dans la musique: elle associe ces repères auditifs (en perception) à l’évocation des mouvements. Elle réécoute la musique plusieurs fois pour réévoquer les pas. « Mais là, je les revois, en entendant la musique. Je ne me revois pas, moi, mais je vois un personnage quelconque qui refait les mouvements. Et pour les faire, mon corps recherche cette image que j’ai dans la tête. »
Qu’est-ce que la gestion mentale a changé dans sa manière d’enseigner la danse ou la gymnastique?
Elle s’est appliquée, plus encore qu’auparavant à fournir aux étudiants des entrées perceptives diverses : « montrer, expliquer, faire faire sur la musique. Mais cela, je le faisais déjà avant. Par contre, supprimer certains canaux pour ouvrir les autres, ça, cela fonctionne très bien en danse, mais aussi en gym. Par exemple, il y a un enchaînement en gym à mémoriser. On ne va pas le faire tout de suite, on va uniquement entendre expliquer le déroulement des exercices. Puis on ne dit plus rien. Quelqu’un exécute la série, les autres regardent sans rien dire et on essaie de refaire ensuite, après un temps d’intégration. »
Marie-Françoise est persuadée que la séparation des entrées perceptives est essentielle : « C’est comme quand on bande les yeux : on sent mieux. » En danse, il faut tenir compte d’un élément supplémentaire : la musique. Elle a employé avec succès le même principe qu’en gym: « J’ai fait des petits tests : uniquement expliquer le mouvement, uniquement le voir, uniquement expliquer la musique, et puis coupler deux entrées à la fois, parce que les trois à la fois, c’est trop. » Tout ce travail se déroulait bien sûr après que les étudiants se soient mis en projet d’évoquer ces différents éléments perceptifs. « Ils m’ont tous dit que cette séparation les avait aidés à mémoriser. »
Est-ce que la gestion mentale l’a aidée à conseiller les futurs enseignants du maternel pour la conduite de leurs séquences de psychomotricité?
Les différentes entrées perceptives sont, depuis toujours, utilisées chez les petits. C’est surtout dans le temps de représentation des séances Aucouturier qu’elle a changé sa pratique. « Ce sont des séances qui sont assez libres, tout en obéissant à certaines limites : le respect de l’autre, le respect du matériel, le respect de la limite physique que représente la salle de gym. La salle de gym est aménagée avec plusieurs coins : un coin jeux symboliques, avec des engins de gymnastique, un coin affectif avec des peluches, des miroirs - c’est là aussi qu’on va masser l’enfant qui le demande - et un coin sensori-moteur, avec du matériel plus petit, ballons, foulards, bâtons, etc. Il y avait au préalable un « coin représentation » où l’enfant exprimait concrètement ce qu’il vivait au cours de la séance, quand il le désirait. Maintenant, cela se fait en fin de séance. Au moyen de blocs ou de plasticine, il faut représenter ce qu’on a vécu. Donc, là on retrouve des moments de réévocation et de manipulation, de coordination manuelle. Là on fait le pont entre la psychomotricité globale et la psychomotricité fine et, bien sûr, tout l’aspect mental. Et si on met les enfants en projet, au début de la séance, de faire cette représentation, on a de tout autres résultats. On voit bien la différence quand on n’en parle pas ou quand on en parle avant la séance. »
Cette mise en projet de représenter ce qu’on a vécu en fin de séance, Marie-Françoise l’a fait mettre en œuvre dans d’autres activités et, dit-elle « Lorsqu’ils le savaient à l’avance, cela changeait toute la réalisation, mais aussi la motivation. »
Elle a fait des expériences dans les séquences d’entraînement aux mouvements graphiques, également. Les enfants devaient exécuter avec leur corps des boucles dans un sens, puis dans l’autre, les revivre dans leur tête, avant de les reproduire en plus petit avec leur main. Là encore il s’agit d’associer psychomotricité globale et psychomotricité fine. Les deux types de mouvements étaient exécutés dans la salle même et étaient reliés par le temps d’évocation, alors qu’habituellement on essayait de faire le lien plus tard en classe : « Il y avait un espace vide entre les deux et le pont ne se faisait pas automatiquement. »
Pour Marie-Françoise, un autre élément important dans ces séances est le fait de verbaliser le mouvement à faire, c’est ménager « une entrée auditive vers un mouvement. La difficulté pour l’étudiant était de trouver le mot qui pouvait représenter quelque chose pour l’enfant. La boucle devient « une crolle », « un rond », « des lignes qui tournent ». Pour les plus âgés, c’est très important aussi. On ne le fait pas assez. On laisse vivre l’expérimentation kinesthésique, mais on ne met pas de mots dessus. Et on se dit que cela suffit, que l’enfant a expérimenté. Bien sûr, il a vécu le mouvement, il peut toujours aller le rechercher, mais l’accès pour le retrouver n’est pas toujours facile pour certains enfants. »
Ainsi, pour elle, comme l’association avec les repères musicaux aide à se rappeler les pas de danse, la verbalisation des mouvements peut servir « de repère au kinesthésique », ce peut être « le canal pour y accéder ». Peut-être, pour d’autres enfants, il sera utile d’associer les mouvements à des repères visuels, « mais en tout cas, rien que le mouvement, ça ne suffit pas. Parce que cela s’inscrit, mais parfois tellement loin qu’on ne peut pas aller le retrouver. » Dans certains cas, l’évoqué kinesthésique est trop proche de la perception, il « n’est plus disponible: on l’a vécu, c’est rangé quelque part, mais on ne peut plus aller le rechercher. C’est l’impression que j’ai eue souvent en voyant certaines difficultés. Ces gosses avaient vécu la chose corporellement de manière tout à fait correcte, mais ne pouvaient plus la retrouver. »
Est-ce que le travail du corps peut favoriser la gestion mentale de l’Espace et du Temps?
Marie-Françoise fait un parallèle avec les méthodes gestuelles d’apprentissage de la lecture et se demande dans quelle mesure la mobilité corporelle - inscrite comme tout mouvement à la fois dans l’Espace et dans le Temps- ne pourrait pas favoriser la compréhension d’un texte, par exemple, ou la mémorisation. « C’est comme si les mouvements du corps oxygénaient l’esprit. Il y a tous les repères spatiaux aussi qui peuvent servir, comme les repères auditifs. » Elle imagine très bien qu’on pourrait vivre de manière motrice un déplacement dans l’espace, puis le transposer en mathématique.
La gestion de l’espace peut être favorisée par les sports de ballon, dans lesquels il faut « anticiper, mémoriser un trajet, choisir le trajet le plus économique. Il faut pour cela une vision globale des mouvements, analyser l’espace très rapidement, mettre en rapport un élément, la balle, qui a un mouvement lui-même, ceux de mes partenaires, les miens. il faut donc combiner des éléments différents : l’Espace, le Temps et la coordination du corps. »
Comme je suggère un parallèle avec les évocations que se fait un joueur d’échecs pour anticiper les mouvements complexes des pièces sur l’échiquier, Marie-Françoise souligne le fait que, dans les sports de ballon, les choses se compliquent dans la mesure où la troisième dimension intervient beaucoup plus : « Dans les sports de ballon, tout ce qui est au sol est beaucoup plus facile au niveau du mental que ce qui est en l’air. Donc c’est important pour la méthodologie de l’apprentissage: il faut savoir simplifier pour l’élève toutes les conditions à remplir. On travaille d’abord dans deux dimensions, au sol. C’est ce qu’on retrouve aussi dans l’apprentissage du graphisme : au début on travaille sur du plat et après on va vers les trois dimensions. »
Ces trois dimensions spatiales, Marie-Françoise pense qu’elles sont évoquées visuellement, mais aussi de manière kinesthésique, à travers le ressenti de mouvement.
A travers cette interview se confirme - si besoin en était - l’idée que tous les gestes mentaux sont à l'œuvre dans une activité physique, mais que, par ailleurs, le mouvement, en perception et en évocation, peut être l’un des tremplins de l’apprentissage. Réflexion intéressante dans une société qui reste influencée par la culture cartésienne considérant le corps comme une machine suspecte, bien distincte de l’esprit, qui semblait, lui, d’essence divine, donc supérieure.
Propos recueillis et synthétisés par Anne Moinet-Lorrain
et parus dans la Feuille d’IF n° 3 en décembre 2003.