Le foisonnement, le plaisir et la souffrance…
Entretien avec Jean-Luc Pieczynski, professeur de sciences dans le secondaire.
Pour moi, l’imagination est un processus, un fonctionnement de l’esprit qui trouve sa place dans un ensemble et qui s’articule, parfois difficilement, au quotidien.
Je suis continuellement à « la pêche aux idées ». Quand j’en rencontre une qui m’étonne au sens fort du terme – une de ces idées que je n’aurais pas eue tout seul – je la stocke en sachant qu’elle me servira plus tard. Quand et pour qui, je n’en sais rien à ce moment-là !
Ces idées deviennent en moi comme une forêt amazonienne, luxuriante, encombrante. Et au milieu de toutes ces idées le quotidien est une petite pousse parmi d’autres.
Survient une interpellation dans le quotidien : « Il serait dommage que dans tel ensemble d’activités les sciences soient absentes… » Ou encore « Mes élèves vivent dans un désert de sens et j’ai l’occasion de les accompagner dans un travail de réflexion intérieure… » Alors, le processus se structure. Les idées stockées sont réactivées. Le bouillonnement s’installe. Je ne me donne à ce stade-ci aucune limite physique, budgétaire ou autre…
Le premier projet qui naît alors est souvent marqué par l’esbroufe… Le bouillonnement s’accélère jusqu’à la saturation. Je sens à ce moment le besoin d’écrire, de fixer sans quoi le projet risque de se déliter à cause de cette surabondance même… J’écris alors sur un tableur « Excel » des mots-clés que je déplace jusqu’à ce que je trouve un fil rouge. A ce stade, je vais de l’esbroufe vers mes valeurs d’enseignant. C’est ainsi que naît un deuxième projet lesté celui-là des valeurs et ajusté ensuite à la faisabilité concrète.
C’est le retour au quotidien. Ici s’arrête le plaisir, principal moteur de toute cette phase. Je précise qu’à côté du pur plaisir imaginatif, il peut y avoir d’autres moteurs à mon action comme la recherche d’un certain pouvoir dans l’école ou la satisfaction de me mettre en valeur…
Pour la réalisation j’ai besoin du soutien des autres, parce que, encore une fois, le plaisir n’y est plus. C’est mon sens du devoir qui sans aucun doute prend le relais avec l’aide des autres…
On peut schématiser ce parcours en dessinant une carte à jouer. La moitié supérieure gauche représente le terrain du plaisir de l’imagination. La moitié inférieure droite le quotidien. Même si j'engrange des tas d’idées et que je les stocke sans projet précis dans un premier temps, le processus de construction est mis en mouvement par une interpellation vécue dans le quotidien. Ce processus passe évidemment par l’imagination structurante et revient ensuite au quotidien pour la réalisation.
Le schéma ne rend pas compte de ce qui est moteur dans toutes ces activités : le plaisir, le sens du devoir, le désir de pouvoir, etc. On pourrait placer le plaisir en haut à gauche et le sens du devoir en bas à droite. Mais le reste ?...
La souffrance de l’imaginatif
Parallèlement au plaisir, il y a la souffrance de l’imaginatif. Cette souffrance est due à l’incroyable foisonnement des idées, comparable à la forêt amazonienne, je l’ai déjà signalé. C’est excessif et oppressant. Corollairement, je ne parviens pas à communiquer tout cela avec mon entourage : Par où commencer ? Comment rendre compte de ce foisonnement qui s’enrichit encore au moment où je tente de le dire… Ou alors, il faudrait pour dire tout cela un temps incompatible avec les habitudes d’écoute propres à l’occident.
Le foisonnement fait aussi que je suis particulièrement distrait et c’est très difficile à vivre pour moi.
Enfin, mon imagination m’amène à vivre une empathie excessive. Je vis littéralement la vie d’autrui, son stress, son trac, etc.
Je sens qu’il faut brider ce foisonnement. L’écoute de la musique de chambre classique contribue à ralentir ces mouvements intérieurs. Cette musique un peu austère transforme la jungle en steppe ondulante sous le vent…
Entretien mis en forme par Pierre-Paul Delvaux
et publié dans la "Feuille d'IF" n°8 de juin 2004.